Espaces de mémoire

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Espaces de mémoire

Lorsque j’ai déménagé dans le Var en 1998, je suis allée marcher dans les rues de Lorgues. Très vite, c’est une petite ville rurale, je me suis retrouvée dans une juxtaposition de lieux : la ville active avec ses bars, ses commerces, ses passants, ses enfants qui jouent et le vieux quartier avec ses maisons en ruine, ses architectures anciennes, portes des remparts disparus, fontaines ; personne n'a croisé mon chemin. J’éprouvai un sentiment de disparition et décidai de travailler sur cette notion. Je me suis mise à la recherche de documents. L’histoire de cette région, les rencontres que j’y ai faites et un voyage en Pologne ont instruit des questionnements qui me préoccupaient depuis de nombreuses années, toujours activés par l’actualité. Une réflexion sur la période de la seconde guerre mondiale serait proposée.


Plan
Une stèle, composée de briques entourées de fil de fer barbelé où s’insère une plaque de plexiglas en suspension, présente une série d’images. Il s’agit d’un plan de la vieille ville de Lorgues, quartier délaissé au profit d’un nouveau centre de vie des citoyens, à quelques mètres de là. J’ai donné une autre histoire à ce plan, celle d’un lieu transformé en camp de concentration. C’est arrivé à un moment de l’Histoire, dans un certain pays... ma fiction se passe dans cette ville. Cela renvoie à se demander ce qu’il s’est passé et que se passe-t-il ?
L’image de ce plan évoque également celle d’un cerveau, d’une matrice, organes affectés lors d’un internement ; les briques servent à construire des bâtiments, à la construction de four ; le barbelé est un symbole universel d’oppression.
La technique employée pour l’image du plan fait référence à la gravure. C’est un transfert au trichloréthylène sur papier dessin rehaussé de couleur avec du vernis siccatif. Nous sommes dans une opposition des techniques : la gravure, graver c’est rendre durable et le trichloréthylène un détachant, c’est enlever les taches, supprimer. Transférer, c’est faire passer d’un lieu à un autre, on pense au transfert des populations, à l’exil.
J’ai utilisé le trichloréthylène pour reproduire le plan photocopié sur un autre support, un papier dessin, mais lors du transfert j’ai souhaité garder les traces du passage et j’ai mis en suspens l’encre d’imprimerie pour l’inscrire en deux points, un départ et une arrivée. Cet effilochage fait référence au barbelé, cette invention qui permet d’édifier une enceinte évidée de ses pierres, légère mais si contraignante, qui produit un non-lieu.

« De toutes parts, l’étreinte sinistre du fer en traction. Nous n’avons jamais vu où ils finissent, mais nous sentons la présence maligne des barbelés qui nous tiennent séparés du monde. »
« Si c’est un homme », Primo Levi

Le vernis siccatif est utilisé en gravure dans la technique de l’eau forte, il sert à préserver certaines parties du dessin de l’attaque de l’acide. Je l’ai utilisé comme médium pictural pour sa couleur sépia qui fait référence au temps passé, à la photographie argentique et aux baraques des camps, et en rapport à l’idée de préservation et de résistance. J’ai reproduit la même image, avec le même procédé, sur la notion de trace qui est en même temps inscription et effacement.

Plan, 1999
Suspension 24 x 200 cm
Transfert au trichloréthylène sur papier dessin 18 x 24 cm, vernis siccatif, verre, plexiglas
Base 60 x 40 cm, briques, barbelés


Fontaine
Lors de ma recherche de documents, j’ai rencontré un ancien facteur de Lorgues, photographe et poète varois. Il m’a montré certaines de ses photographies en noir et blanc. L’image d’une ancienne fontaine a retenu mon attention, un enfant y jouait avec l’eau, il détournait la tête et son regard nous interpellait.
J'ai emprunté cette photo et j’en ai fait une photocopie. La fontaine était un lien entre la campagne et le village, l’eau transportée indispensable à la vie. C’était un lieu de rencontre, les femmes y remplissaient leur cruche, les enfants s’amusaient autour, les passants venaient s’y désaltérer. La guerre transforme ces lieux en absence.
Une stèle est constituée d’un socle où s’insère une plaque de plexiglas présentant neuf images de la fontaine. Ce sont des photocopies travaillées sur le concept de disparition en exploitant une technique personnelle de cristallisation par l’eau de javel.

« Javel, eau pure et sans concession de la mémoire, révélateur de son vrai sens inversé. Trempage des sens et de la représentation dans le bain de javel qui met à jour, par delà les formes, leurs racines plus que réelles. » *

Au sol, une cuvette noire encadrée de bois peint, contient l’image de la fontaine baignant dans l’eau. Ce choix fait référence à la vasque d’une fontaine mais aussi au processus chimique de la photographie argentique, les différents bains qui révèlent une photographie ainsi qu’au procédé choisi pour traiter ces images.

« … Il suffit d’un plan du vieux Lorgues ou de l’image d’une antique fontaine, soumis à l’opération décrite précédemment pour dresser la stèle d’un immémorial effacement où nous voyons en réalité s’élever jusqu’au ciel de la disparition blanche l’histoire pâlie des chemins que nous parcourons jour après jour sans le savoir, ensevelis sous nos tracés quotidiens. »*

*« Peau, strates, stèles », Claude Rabant
Cahier n°34, Artothèque Antonin Artaud, Marseille, 2003

Fontaine, 1999
Suspension 24 x 200 cm
Photocopies, eau de javel, verre, plexiglas
Base 45 x 30 cm, cuvette en plastique encadrée de bois peint


Portraits
«Telles certaines photographies laissées à toutes les intempéries sur les tombes, ou les portraits du Fayoum parlant, à travers leur pellicule transparente et profonde comme un lac, d’un empire singulier où les visages sont à la fois abolis et définitivement présents, le regard de ces portraits ré-engendrés du néant par l’artiste nous atteignent avec la certitude d’habiter désormais le clair-obscur de la mémoire, dans une éternité immanente d’où rien ne pourra plus les déloger. Aussi ce qu’il y a de plus fugace et de plus insaisissable dans la disparition vient-il à se stabiliser dans la vision d’êtres calmes et tranquilles ensevelis sous leur pellicule de cristaux, telle l’eau paisible du Léthé.
 Ainsi Eurydice n’aura pas entièrement disparu à notre regard. Ainsi l’autre empire se rend présent dans sa disparition même, ni au-delà ni en deçà, mais très exactement dans le demi-jour de l’écran semi-liquide des cristaux.
Encore faut-il, pour saisir ce clair-obscur de la mémoire, une pénombre bienfaisante et discrète où ces visages d’entre-deux apparaissent et livrent leurs secrets, telle, après l’éblouissement solaire, l’entrée dans une grotte ou une fraîche chapelle où l’oeil d’abord aveuglé s’accoutume peu à peu aux images gravées sur les murs ou disséminées en fresques dans les angles et jusque sur nos têtes pour former coupole, avec tous ces petits miracles de la matière écaillée et transfigurée par la longue humidité du temps.
 Alors se dessine, par les effets d’un montage où le hasard a sa part, une sorte de grand arbre généalogique de la mémoire, où nous sommes soudain convoqués d’appartenir, quelles que soient nos origines, pour notre troublante et tremblante émotion.»
« Peau, strates, stèles », Claude Rabant
Cahier n° 34, Artothèque Antonin Artaud Marseille, 2003

Portraits, 2000
Ensemble de volumes en bois brûlé, 285 x 240 x 190 cm, socles en métal
Au sol panneaux de bois peints, berlingots vides d’eau de javel
Portraits : impression jet d’encre sur papier ordinaire, carton, eau de javel, verre, bois,
26 x 18 x 4 cm et 17 x 10,50 x 4 cm


Résistance
C’est une série de sept photographies qui font référence à la Résistance en temps de guerre. J’ai souhaité évoquer ces moments en re-présentant la métamorphose d’une image. J’ai photographié quelques éléments de la sculpture « Fontaine » en utilisant comme fond, un volume en bois brûlé de l’installation « Portraits » ; ces volumes représentent les corps meurtris par l’internement dans les camps d’extermination et leur résistance s’appréhende par la vision du bois qui s’est courbé à l’attaque du feu soulevant parfois les clous. Ce fond transforme la transparence en couleur sépia et fait surgir la matière de l’image. La photographie inscrit l’effacement.

« Il n’y a pas de texte véritable de la mémoire, il n’y a que la hantise de sa disparition et les ruines sans fin reconquises. »
« Peau, strates, stèles », Claude Rabant
Cahier n°34, Artothèque Antonin Artaud, Marseille, 2003

Résistance, 2000
Photographie argentique, série de sept pièces, 30 x 40 cm


Présence d’une absence
C’est dans l’opération même de javélisation que les strates ont lieu, et les délitements de l’objet n’en sont que les traces ou l’ombre portée - ombre du moi disparu portée sur l’objet devant soi. Reportée sur le temps de vie depuis le temps de disparition. Et s’il n’est de vie que de mémoire, la mémoire est l’ombre de sa propre disparition. Soit donc à capter cette ombre dans un temps retourné, qui engendrerait après coup la naissance depuis la disparition. Saisir la vie par la racine est alors à prendre à la lettre. Une racine rongée d’une singulière soude et nourrie d’une amère sève. Comme si soude et sourdre s’entremêlaient. *

Présence d’une absence, 2001
Diptyque, photographie argentique 30 x45 cm


Disparition
« Or il n’est pas de disparition sans traces ni décret, il n’est pas de disparition sans empire. Cet «autre empire, et singulier», bien sûr, est celui-là même que l’artiste veut saisir. Or il faut que le non figuré se figure, que la disparition transparaisse. Comme transparaissent, au travers de la peau, à même son diaphane, nos lignées disparates, les apparences de leurs disparitions. »
« Peau, strates, stèles », Claude Rabant
Cahier n°34, Artothèque Antonin Artaud, Marseille, 2003

Disparition, 2003
Diptyque, photographie argentique 30 x 40 cm


Victime Bourreau Témoin tiers
Une vitrine présente le portrait d’une personne ; on peut reconnaître les traits d’un visage de femme, c’est un autoportrait. Le support de l’image est en papier bulle, matière qui enveloppe, protège ; l’image fragmentée a été reconstituée, on sait le difficile travail de reconstitution de soi après un drame. L’expression du visage, la douceur de la matière et de la couleur nous entraîne dans une certaine compassion. C’est l’image d’une victime.
En surplomb de cette vitrine, une plaque en tôle aux angles aigus produit un effet de pesanteur et d'oppression. Un autre visage est représenté, un autoportrait également. On peut distinguer lentement qu’il s’agit de la même personne, mais le regard est dur ; le procédé de reproduction dans les tons de gris et de noir provoque une impression de froideur. C’est l’image d’un bourreau.
Entre la confrontation de ces deux visages, un espace. Un écart nécessaire pour l’inscription d’un autre, celui qui se trouve présent et dont l’image se reflète dans un miroir. C’est le témoin tiers.

Victime-Bourreau-Témoin tiers, 2002
Installation comprenant trois pièces
Victime : dans une vitrine 64 x 58 x 40 cm, autoportrait 39 x 45 cm, impression jet d’encre sur papier ordinaire, eau de javel, papier bulle
Bourreau : sur une plaque en tôle noire 146 x 150 x 210 cm, autoportrait 39 x 45 cm, transfert au trichloréthylène sur tôle
Témoin tiers : miroir 185 x 35 cm


Autoportrait
« Opération mystérieuse est secrète, qui confronte la disparition. Et d’abord celle de soi, puis de l’autre, ou l’inverse. De soi comme autre, de l’autre comme soi. Au commencement est l’autoportrait et son infini délitement, la mise en abîme de soi dans l’autre et de l’autre en soi. On connaît ces autoportraits qui guettent et captent le lent effacement de l’image de soi, le lent travail de la mort à travers le temps sur les traits du visage. Ici, il s’agit de tout autre chose. La mort a déjà eu lieu, l’image de soi a disparu. Il s’agit au contraire de capter la remontée de la disparition au ras de l’image, comme si le visage s’engendrait à partir de sa propre disparition. Il ne s’agit pas de la singularité qui s’efface avec le temps pour aller vers quelque universel, mais du peu de singularité qui émerge de la disparition antérieure et qui, depuis un temps aboli, nous égale aux morts. Vivants, et dépecés à l’avance de nos peaux successives, nous égalons les morts dans une lumière rasante. »
« Peau, strates, stèles » Claude Rabant
Cahier n°34, Artothèque Antonin Artaud, Marseille, 2003

Autoportrait, 2002
Impression jet d’encre sur papier ordinaire, carton, verre, eau de javel
Coffrets en plexiglas 21 x 27 cm, support en métal et bois 80 x 48 x 64 cm