L'étranger

Photos
Soutien à la création, Pôle Culturel Intercommunal, CDA Pau Pyrénées, exposition aux Abattoirs à Billère, le Bel Ordianire, 2008

L'étranger

2003. Arrivée au Pays Basque, les Pyrénées comme frontière, entre la France et l’Espagne. Paysage magnifique de terres cultivées et de montagnes.
Je réside en basse Navarre, à proximité, le Béarn. Gurs, village béarnais, est surtout connu pour l’histoire de son camp de 1939 à 1945, « le camp de Gurs » :

« Le camp a été ouvert par la République pour des républicains, avant de devenir l’instrument et le symbole de la collaboration avec les nazis dans l’oeuvre de destruction des Juifs... » Robert Badinter - Préface du livre de Claude Laharie « Gurs 1939-1945 »

C’est un lieu représentatif de toute l’histoire de l’Europe. Cela motive la poursuite de mon travail artistique sur l’histoire et la mémoire, entrepris ces dernières années dans le sud-est de la France. Au cinéma de Saint-Palais, lors d’une soirée projection-débat, deux films sont présentés :
« Mots de Gurs » de Jean-Jacques Mauroy et « No Pasaran » d’Henri François Imbert. La présence du réalisateur de « Mots de Gurs » et de Luis Lera, fils de républicains espagnols et sculpteur, apportent au débat des ressentis et précisions indispensables pour comprendre cette période. Cette rencontre avec Luis Lera se prolonge par de nombreuses discussions. Il me fait connaître l’histoire de Lisa Fittko qu’il tient lui-même de François Mazou :

« Le vingt et un juillet 1999, décédait à l’âge de 85 ans une figure Paloise atypique, un infatigable défenseur de la mémoire. François Mazou était guidé par une passion qui souvent étonnait par la perspicacité et par la qualité de ses à propos, toujours d’une éternelle jeunesse. Ce béarnais pétri de culture et de liberté ne laissait jamais personne indifférent. Amoureux d’une Espagne côtoyée durant 27 mois de guerre, plongé à même les tranchées de cette terre couleur ocre et sang... Plus tard...il consacrera dix années d’une précieuse sagesse pour réparer les brisures d’une mémoire enfouie, disparue dans les fosses communes d’une guerre connue pour son indescriptible cruauté. » Luis Lera - Cahier de chroniques de la mémoire : n° 1

De son côté, Chantal Lera convie quelques amies à se retrouver à Banyuls afin de parcourir le chemin que Lisa Fittko empruntait pour les passages de frontière.
Les questions que cette période historique soulève et le contexte politique actuel me conduisent à travailler sur un nouveau projet artistique :
« L’étranger ».

« Beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que « l’étranger, c’est l’ennemi ». Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les esprits, comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans lien entre eux, elle ne fonde pas un système. Mais lorsque cela se produit, lorsque le dogme informulé est promu au rang de prémisse majeure d’un syllogisme, alors au bout de la chaîne logique, il y a le Lager ; c’est-à-dire le produit d’une conception du monde poussée à ses plus extrêmes conséquences avec une cohérence rigoureuse ; tant que la conception a cours, les conséquences nous menacent. Puisse l’histoire des camps d’extermination retenir pour tous comme un sinistre signal d’alarme. » Primo Levi - « Si c’est un homme »

1933. Lisa Fittko s’enfuit d’Allemagne à cause de ses activités politiques contre le régime nazi et elle se réfugie en France.

Mai 1940, Paris :

« Voici quatre jours, lorsqu’à la drôle de guerre a succédé l’offensive allemande, les murs de la capitale se sont couverts de grandes affiches rouges. Elles annoncent l’internement en « camp de concentration » de tous les étrangers ressortissants de pays ennemis. Par ce terme, il faut entendre les ressortissants allemands. Le régime nazi nous a retiré, à nous autres émigrés, la citoyenneté allemande, mais « ressortissant », peut aussi s’interpréter comme « originaire de ». Quoi qu’il en soit, les autorités françaises nous cataloguent étrangers ennemis et, par conséquent, nous devons être enfermés dans des camps. » Lisa Fittko - « Le chemin des Pyrénées »

L’ordre est donné aux étrangers de se présenter au Vélodrome d’Hiver et suite à ce rassemblement Lisa Fittko est transférée au camp de Gurs. Après deux mois de captivité, elle réussit à se sauver, son exil la conduit à Marseille. Avec son mari, Hans Fittko, elle organise une filière d’évasion ; elle aide de nombreux exilés à fuir vers l’Espagne en passant par les Pyrénées Orientales, afin de rejoindre le Portugal pour partir vers les États-Unis.
Lisa Fittko était elle-même en grand danger, elle aurait pu passer la frontière, être libre, mais elle a choisi d’aider d’autres réfugiés à s’enfuir. Les passages se faisaient de Banyuls à Port Bou.
Le 25 septembre 1940, elle fait passer Walter Benjamin en compagnie de deux autres exilés. Le passage de la frontière accompli, le groupe de fugitifs est arrêté par les autorités espagnoles. Menacé d’être livré aux autorités françaises le lendemain, Walter Benjamin se donne la mort le 26 septembre 1940 à l’hôtel Fonda Francia à Port Bou.

2007. « 67 ans plus tard, six femmes se rassemblent à Banyuls pour parcourir ce chemin de contrebandiers choisi en février 1939 par les troupes du général Lister et par le poète Antonio Machado... et devenu, avec Lisa Fittko celui des exilés, des « indésirables » fuyant depuis la France, la botte nazie...
Chantal, Marie-Claire, Christiane, Carmen, Claire, Patricia, venues du Béarn, de Normandie, de Franche-Comté et du Pays Basque, chacune avec leurs mémoires entrelacées de souvenirs partagés pour certaines depuis plus de trente ans, ont tissé des liens pendant six jours, ravivant parfois des bribes d’histoires familiales ténues dont les origines sont ancrées bien au delà des frontières de l’hexagone... hantées par la guerre d’Espagne, la montée des fascismes... les déportations et les résistances...
Leurs regards d’adultes que l’enfance n’a jamais déserté ont été façonnés par des vies militantes et professionnelles recomposées entre la psychiatrie, les bibliothèques, l’enseignement, la magistrature et les arts plastiques. » Christiane Abbadie Clerc - Journal de bord


L’étranger
Prisonnier d’une haute surveillance, dans l’attente d’une mise à jour de ses papiers administratifs, l’étranger est contraint à l’invisibilité. Nous sommes convoqués à passer sous une rangée de barbelés alignés au-dessus de nos têtes. Ce sont des barbelés à lame rasoir, une nouvelle génération de protection. Rien de trop inquiétant à première vue, presque séduisant, mais leur présence devient prégnante ; pourtant pas d’obstacle visible, et le danger bien réel.
Sous les barbelés, des ombres ; elles ont été photographiées lors de notre passage sur le chemin des exilés. Leur forme a été reproduite sur des articles du journal Le Monde traitant de l’immigration. Elles sont collées au sol dans une cadence d’espacement. Ombres-corps projetées à terre, ombres de ceux qui sont passés, ceux qui sont restés, ceux qui passent. Le traitement au fusain sur le journal assombrit l’image, expose la forme et empreinte la matière du sol sur le papier. Les corps s’inscrivent sur un territoire.

L’étranger, 2008
Installation, barbelés à lame rasoir suspendus à 2,40 m de hauteur, ombre-corps en papier journal colorées au fusain et collées au sol, composées d'articles, parus dans le journal Le Monde, traitant de l'immigration


Exil
Le livre de Lisa Fittko, « La traversée des Pyrénées : souvenirs 1940-1941 », est présenté en quatre versions : allemand, anglais, espagnol et français. Les livres sont encastrés dans des pupitres en bois et font partie de l’œuvre. La couverture est visible ; on y voit le titre, le nom de l’écrivain ainsi qu’une image concernant l’auteure. Le livre est ouvert, accessible à la consultation ; objet que l’on peut toucher, qui fait corps avec la personne présente. Confluence des langues pour Lisa Fittko, pour Walter Benjamin, pour les exilés ; la langue de l’Autre.

" Là où on fait violence à l’homme, on le fait aussi à la langue. "
Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés

Exil, 2008
4 sculptures
le livre de Lisa Fittko « La traversée des Pyrénées : souvenirs 1940-1941 »
traduit en Allemand, Anglais, Espagnol et Français, encastré dans un pupitre en bois, 135 cm de hauteur


Frontière
De Banyuls à la frontière, sur les pas de Lisa Fittko.
Au sommet, le soleil au zénith, portraits de femmes : un semi-profil face à la France, un autre face à l’Espagne, le regard vers l’horizon. L’ailleurs du temps de l’histoire passée et la liberté en suspension.
L’image Frontière est montée en trois plans : les visages, les bleus, le blanc. Deux visages d’une même personne sont associés, même lieu mais deux points de vue différents. Évocation d’un mouvement de la tête, d’un mouvement de réflexion vers le passé et l’à venir. Effacement du fond, de la terre et du ciel, remplacé aux extrémités par deux nuances de bleus, la mer et le ciel confondus et au milieu, construction d’un vide, le blanc du papier. Une ligne dessinée suit le contour de la chevelure animée et modelée par le vent, une ligne frontière. Elle profile une forme, un corps lumineux et matérialise un espace, libre pour une nouvelle inscription. Derrière les visages et là devant nous, un espace à réinventer.

Frontière, 2008
Série de 5 photographies, tirage sur Canson Baryta Prestige 340g, contrecollé sur Dibond, format 26 x 100 cm

Texte, 2008
Photographie, tirage numérique contrecollé sur Dibond, format 10 x 120 cm

Marche
L’expérimentation du territoire active l’imagination et met en mouvement la mémoire collective.
Une topographie comme lieu de mémoire est présentée sous la forme de l’immersion d’un paysage et d’une marche.
Ce sont les traces d’un événement sur le chemin emprunté par les exilés ; le passage d’un lieu à un autre où le corps intervient pour rythmer le temps.
Le pas est en suspend, dans l’attente d’une nouvelle inscription. Nombre d’exilés ont décidé de franchir cette montagne, vers quelle destinée ?

Marche, 2008
Série de 5 photographies, tirage sur Canson Baryta Prestige 340g, contrecollage sur Dibond, format 60 x 90 cm


Un camp

Indéfini par le titre
centre d’accueil,
puis camp d’internement,
certains diront même, camp de concentration
le camp de Gurs

Mars 1939, des friches sur un terrain marécageux où l’on construit des baraques
pour accueillir en avril, les Espagnols :
combattants basques, combattants « aviateurs », combattants des Brigades internationales, combattants « espagnols »
à la fin du printemps 1940, on hébergeait les « indésirables »
à l’automne 1940, après la promulgation par Vichy du statut des Juifs, on internait les israélites
les internés y survivront jusqu’en 1944
1945, fermeture du camp, destruction des baraques, une forêt est plantée
Effacement des traces.

Le défilement des images, tels les photogrammes d’un film
nous plonge dans la mémoire du lieu,
un paysage clair-obscur troublé par son histoire.

Un camp, 2008
Photographie, tirage sur Canson Baryta Prestige 340g, contrecollage sur Dibond, format 180 x 70 cm